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Miguel Bonnefoy, l’intime et le collectif

Dans ses romans en lévitation, Miguel Bonnefoy fait palpiter les mythes fondateurs des Caraïbes, dont il reconstruit la cosmogonie décimée par les conquistadors et l’industrie pétrolière. Une écriture de la pluie, de la mangrove, ruissellement de mots liquides où résonne « la voix de femmes et d’hommes au-delà des profondeurs où elles ont été ensevelies ».
Pour composer la geste du Venezuela, pays « de mangues et de batailles », il déploie un vaste pétroglyphe romanesque. Une œuvre sorcière en accointance avec la magie noire, qui fait dialoguer les vieilles âmes avec celles qui ne sont pas encore nées, depuis « le premier paysage du monde », les citronniers à flanc de colline du Voyage d’Octavio (Rivages, 2015).
Taillant ses adjectifs pour leur donner la forme d’une racine, il écrit des poèmes végétaux sculptés par la montagne, en frère de la « terre première, rouge comme de la papaye ». Entre sève et encre, resserrement et immensité, la jungle est ici un art d’écrire, pour rendre à son pays ce qui doit lui revenir. Repères dans cette touffeur tropicale, alors que paraît son nouveau roman, Le Rêve du jaguar, où le Venezuela prend corps à travers les destins noués d’un couple lié comme des aras bleus, ces oiseaux qui ne se quittent jamais, et de ses descendants.
Fils d’un romancier chilien et d’une diplomate vénézuélienne, Miguel Bonnefoy a choisi d’écrire en français. Il a à cœur, dit-il au « Monde de livres », de dessiner les « mouvements des peuples, des familles qui sont à cheval entre deux cultures ». Dans ses épopées intimes et collectives, il métabolise la rencontre déroutante d’un personnage avec un pays, ­contrariant les ascendances – c’est sur un malentendu que la lignée d’Héritage (Rivages, 2020) hérite du patronyme Lonsonier, son héros, Lazare, débarquant à Santiago du Chili sans en parler la langue, expliquant qu’il arrive de Lons-le-Saunier…
L’œuvre explore en arborescence la dynastie des Bracamonte, « êtres venus avec le vent », « légendaire fratrie de chercheurs d’or et d’ouvriers ». L’écrivain dit avoir eu en tête, dès le départ, ces personnages récurrents « qui se croiseraient d’un livre à l’autre », mais aussi s’être laissé guider par eux à mesure. « Une chose, remarque-t-il, est de couper l’arbre pour faire un violon. Une autre, en le taillant, de respecter les veines du bois. »
Dans Le Rêve du jaguar, la migration est aussi sociale : Antonio, qu’une « femme qui n’est pas sa mère sauve de ne pas en avoir », deviendra le médecin le plus célèbre de Maracaibo, la capitale ­pétrolière du Venezuela, et fondera une université. Les exils géographiques seront réciproques : après sa fille, Venezuela, qui quitte la ville pour aller vivre à Paris, Cristobal, son fils, opère le trajet inverse. Epousant à Paris un Chilien, Venezuela noue le pays dont elle porte le nom au Chili et à la France. En quittant sa terre, on libère les fantômes des générations passées : le jour de son départ, elle laisse partir l’esprit de Teresa, qui a recueilli son père, Antonio, à la naissance.
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